Dans un monde où la frontière entre le réel et le virtuel s’estompe chaque jour davantage, la question de l’identité numérique s’impose comme l’un des enjeux psychologiques majeurs de notre époque. Cette transformation profonde de notre rapport à nous-mêmes et aux autres mérite une analyse critique et nuancée, particulièrement dans nos sociétés francophones où les débats sur la technologie et ses implications sociales sont particulièrement vifs.
Notre présence en ligne n’est plus un simple prolongement de notre identité « réelle » – elle est devenue un espace autonome de construction identitaire, avec ses propres règles, contraintes et possibilités. Comme psychologues et chercheurs en ciberpsychologie, nous devons nous interroger: qui sommes-nous vraiment dans cet univers numérique? Comment nos multiples avatars, profils et traces digitales façonnent-ils notre conception de nous-mêmes? Et surtout, à qui profite réellement cette multiplication des identités dans une économie numérique dominée par quelques acteurs hégémoniques?
Ce travail se propose d’explorer ces questions en adoptant une perspective à la fois scientifique et critique, ancrée dans une vision de la technologie qui place l’émancipation collective et l’équité sociale au cœur de ses préoccupations. Car l’identité numérique n’est pas qu’une question individuelle – elle s’inscrit dans des rapports de pouvoir et des dynamiques sociopolitiques qu’il nous faut déconstruire.
I. Les fondements théoriques de l’identité numérique
A. De Goffman au selfie: évolution des théories identitaires
Les travaux d’Erving Goffman sur la présentation de soi (1959) constituent un point de départ incontournable pour comprendre l’identité numérique. Sa métaphore théâtrale, où l’individu est acteur sur différentes scènes sociales, trouve une résonance particulière dans les médias sociaux. Comme l’explique Dominique Cardon (2019), « nous assistons à une amplification sans précédent des mécanismes de mise en scène de soi décrits par Goffman, avec une différence fondamentale: la permanence des traces numériques« .
Cette permanence transforme radicalement notre rapport à l’identité. Là où Goffman décrivait des performances éphémères adaptées à chaque contexte, le numérique impose une convergence forcée de nos différentes facettes identitaires. Ce phénomène, que danah boyd (2014) nomme « context collapse« , bouleverse les frontières traditionnelles entre nos différents cercles sociaux.
Il serait toutefois réducteur de voir l’identité numérique comme une simple transposition des théories classiques. Nous devons reconnaître que les plateformes numériques ne sont pas des espaces neutres – leur architecture même oriente et contraint nos expressions identitaires. Je soutiens fermement que ces contraintes servent principalement les intérêts économiques des entreprises technologiques, transformant nos identités en ressources exploitables dans une logique capitaliste de surveillance et d’extraction de valeur.
B. Le concept de « présence numérique »: au-delà du dualisme réel/virtuel
Le concept de présence numérique dépasse aujourd’hui la simple opposition entre « réel » et « virtuel ». Comme le souligne Luciano Floridi (2015) dans sa philosophie de l’information, nous sommes entrés dans une ère « d’infosphère » où l’expérience humaine est fondamentalement hybride. Notre presence en ligne n’est pas moins réelle que notre présence physique – elle est simplement différente dans ses manifestations et ses contraintes.
Cette hybridation pose des questions fondamentales sur l’authenticité et la cohérence identitaire. Alors que certains auteurs comme Sherry Turkle (2011) s’inquiètent d’une fragmentation du moi dans la multiplicité des espaces numériques, d’autres comme Michel Serres (2015) y voient plutôt l’émergence d’une nouvelle forme d’intelligence collective et distribuée.
À mon sens, ces deux perspectives sont complémentaires plutôt qu’opposées. L’identité numérique nous offre certes des possibilités d’émancipation et d’exploration de soi inédites, mais elle s’inscrit également dans des structures de pouvoir qui peuvent renforcer les inégalités existantes. Comme le note justement Antonio Casilli (2018), « l’émancipation numérique est indissociable d’une critique des mécanismes d’exploitation du travail informationnel« .
C. L’approche sociocritique: identité numérique et rapports de classe
Une analyse véritablement critique de l’identité numérique ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les inégalités structurelles qui façonnent notre présence en ligne. Contrairement aux utopies techno-libertaires des débuts d’Internet, l’espace numérique n’a pas abolit les hiérarchies sociales – il les a souvent reconfigurées, parfois accentuées.
La fracture numérique ne se limite plus à l’accès aux technologies (bien que celle-ci reste une réalité criante, particulièrement dans les zones rurales et pour les populations précarisées). Elle s’exprime désormais à travers ce que Dominique Pasquier (2018) appelle les « inégalités d’usage » – des disparités dans la capacité à mobiliser le numérique comme ressource sociale et économique.
Ces inégalités se reflètent directement dans nos identités numériques. Les recherches de Jen Schradie (2019) démontrent clairement que la production de contenu en ligne est fortement stratifiée selon des lignes socio-économiques, créant un gradient de visibilité qui reproduit les privilèges existants. Dans mon expérience clinique, j’observe régulierement cette tension chez les patients issus de milieux défavorisés, qui ressentent une double pression: celle d’être présents en ligne pour ne pas être exclus, et celle de ne pas pouvoir projeter une image valorisante selon les codes dominants.

II. Les manifestations de l’identité numérique
A. Multiplicité des profils et fragmentation identitaire
L’une des caractéristiques définitoires de l’identité numérique est sa multiplicité intrinsèque. L’utilisateur moyen possède aujourd’hui des profils sur 8,4 plateformes différentes (GlobalWebIndex, 2020), chacune appelant une présentation de soi spécifique. Cette diversification des espaces d’expression s’accompagne d’une segmentation stratégique de notre identité.
Bernard Stiegler (2015) parlait à ce propos d’une « grammatisation du soi » – un processus par lequel notre identité est discrétisée, décomposée en éléments manipulables selon des logiques algorithmiques. Cette fragmentation n’est pas neutre; elle répond aux impératifs économiques des plateformes qui ont tout intérêt à encourager certaines formes d’expression au détriment d’autres.
On observe ainsi une tension permanente entre l’authentification (la capacité à prouver que l’on est bien qui l’on prétend être) et l’authenticité (l’expression d’un soi perçu comme sincère). Cette tension est particulièrement visible chez les adolescents qui, comme l’a montré danah boyd (2014), développent des stratégies sophistiquées pour naviguer entre différents espaces numériques, utilisant par exemple des « finstas » (fake Instagram) pour échapper à la surveillance parentale et exprimer des aspects plus intimes de leur identité.
B. Le corps numérique: avatars, selfies et présence corporelle
Si l’identité numérique semble parfois désincarnée, le corps y occupe paradoxalement une place centrale. Des avatars des jeux vidéo aux selfies d’Instagram, notre présence en ligne s’articule souvent autour de représentations corporelles plus ou moins stylisées, plus ou moins conformes aux normes esthétiques dominantes.
Le selfie, en particulier, constitue un phénomène fascinant où se croisent expression identitaire, pratique sociale et positionnement politique. Loin d’être une simple manifestation de narcissisme comme le suggèrent certaines analyses superficielles, le selfie peut constituer un acte d’affirmation existentielle. Comme l’écrit Amparo Lasén (2016), « prendre et partager un selfie, c’est dire: j’existe, je suis ici, je suis digne d’être vu« .
Cette dimension politique est particulièrement évidente dans les mouvements de réappropriation du selfie par des groupes marginalisés: femmes, personnes racisées, personnes en situation de handicap ou individus LGBTQ+ utilisent cette forme d’auto-représentation pour contester les régimes de visibilité dominants. À titre personnel, je considère que ces pratiques constituent une forme de résistance cruciale face aux représentations hégémoniques véhiculées par les médias traditionnels.
C. Traces numériques et identité passive
Au-delà de nos expressions identitaires délibérées se développe ce que Louise Merzeau (2012) a nommé notre « présence numérique » – l’ensemble des traces que nous laissons, parfois à notre insu, dans l’environnement digital. Ces données, qui constituent une forme d’identité passive, échappent largement à notre contrôle tout en façonnant profondément la manière dont nous sommes perçus par les systèmes algorithmiques.
Le paradoxe est saisissant: alors même que nous investissons un temps et une énergie considérables à façonner nos profils publics, c’est souvent cette identité « par défaut », composée de métadonnées comportementales, qui détermine notre expérience en ligne. Nos recherches, nos déplacements, nos achats, nos habitudes de navigation constituent une ombre numérique dont la valeur économique dépasse largement celle de nos publications conscientes.
Cette asymétrie informationnelle n’est pas accidentelle – elle est au coeur du modèle économique des géants du numérique. Comme l’a brillament montré Shoshana Zuboff (2019) dans son analyse du « capitalisme de surveillance« , notre identité passive est systématiquement exploitée pour prédire et influencer nos comportements futurs. Cette expropriation de l’experience humaine constitue, selon moi, l’une des formes les plus insidieuses d’aliénation contemporaine.

III. Dimensions psychologiques de l’identité numérique
A. Narcissisme numérique et économie de l’attention
L’omniprésence des plateformes sociales a fait émerger ce que certains chercheurs qualifient de « narcissisme numérique » – une forme d’investissement identitaire caractérisée par la recherche constante de validation sociale. Cependant, réduire ce phénomène à une simple pathologie individuelle serait ignorer le contexte systémique qui le produit.
Comme l’a brillamment analysé Yves Citton (2017), nous vivons dans une véritable « économie de l’attention » où notre visibilité en ligne devient une forme de capital. Les mécanismes de récompense immédiate (likes, partages, commentaires) mis en place par les plateformes créent une dépendance affective qui n’est pas sans rappeler les techniques de conditionnement opérant décrites par Skinner.
Les recherches de Jean Twenge (2017) suggèrent une corrélation entre l’usage intensif des médias sociaux et l’augmentation des symptômes dépressifs chez les adolescents – un phénomène qu’elle attribue notamment à la pression constante d’être « performant » en ligne. Je constate quotidiennement dans ma pratique clinique les effets délétères de cette injonction à l’hypervisibilité, particulièrement chez les jeunes femmes soumises à des standards esthétiques impossibles.
Il faut toutefois se garder d’une lecture purement pathologisante. Le désir de reconnaissance n’est pas pathologique en soi – il est constitutif de notre humanité, comme l’ont montré les travaux d’Axel Honneth (1992). Ce qui pose problème, c’est la marchandisation de ce besoin fondamental par des plateformes dont le modèle économique repose sur la captation maximale de notre attention.
B. Construction identitaire et développement psychosocial
Pour les adolescents et jeunes adultes, l’identité numérique joue un rôle crucial dans le processus de construction de soi. Si Erik Erikson définissait l’adolescence comme une période de « moratoire psychosocial » caractérisée par l’expérimentation identitaire, les espaces numériques offrent aujourd’hui des laboratoires d’une richesse sans précédent pour cette exploration.
Les travaux de Katie Davis (2014) sur l’identité en réseau (networked identity) montrent comment les jeunes intègrent activement leurs expériences en ligne à leur développement psychosocial. Loin d’être un simple facteur perturbateur, le numérique peut constituer une ressource précieuse pour la construction identitaire, notamment en permettant aux adolescents d’explorer des aspects d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent exprimer dans leur environnement immédiat.
Cette dimension émancipatrice est particulièrement significative pour les jeunes LGBTQ+ ou appartenant à des minorités culturelles, qui peuvent trouver en ligne des communautés de soutien et des modèles identitaires absents de leur environnement quotidien. Comme le souligne Mary Gray (2015), Internet a radicalement transformé l’expérience du « coming out » pour de nombreux jeunes queers en milieu rural, créant des espaces de reconnaissance là où l’isolement prédominait.
Cependant, cette construction identitaire numérique s’effectue dans un environnement profondément asymétrique. Les plateformes qui médiatisent ces explorations sont conçues pour maximiser l’engagement et l’extraction de données, non pour favoriser le bien-être psychologique. Cette tension fondamentale entre les besoins développementaux des utilisateurs et les impératifs économiques des plateformes constitue l’une des contradictions majeurs de notre époque numérique.
C. Anxiété sociale et FOMO: les pathologies de l’identité connectée
Le développement des identités numériques s’accompagne de nouvelles formes de souffrance psychique. Le FOMO (Fear Of Missing Out – peur de manquer quelque chose) constitue l’une des manifestations les plus caractéristiques de cette nouvelle économie affective. Cette anxiété chronique, alimentée par l’exposition constante aux récits et images idéalisés de la vie des autres, affecte particulièrement les jeunes adultes.
Les recherches d’Andrew Przybylski (2013) ont établi des liens significatifs entre le FOMO, l’usage problématique des médias sociaux et divers indicateurs de mal-être psychologique. Ce que ces travaux mettent en lumière, c’est la dimension proprement addictogène des plateformes numériques – dimension qui, je tiens à le souligner, n’est pas accidentelle mais délibérément cultivée par des algorithmes optimisés pour maximiser notre temps d’engagement.
À côté du FOMO se développent d’autres formes d’anxiété spécifiques à l’identité numérique:
- La nomophobie (peur d’être séparé de son téléphone mobile).
- L’anxiété de déconnexion (stress lié à l’impossibilité d’accéder à Internet).
- Le syndrome du téléphone fantôme (sensation illusoire de vibration ou sonnerie).
Ces phénomènes témoignent d’une dépendance croissante à notre double numérique – dépendance qui s’explique largement par le fait que notre capital social, nos souvenirs et même nos capacités cognitives sont de plus en plus externalisés vers nos appareils connectés.
Il convient cependant de résister à la tentation de médicaliser des comportements qui sont avant tout des réponses adaptatives à un environnement problématique. Comme le souligne Franco Berardi (2017), la souffrance psychique à l’ère numérique est inséparable des conditions socioéconomiques qui la produisent. Ce n’est pas tant l’individu qu’il faut « réparer » que le système qui génére ces formes spécifiques de détresse.

IV. Dimensions sociales et politiques de l’identité numérique
A. Inégalités numériques et reproduction sociale
Contrairement au mythe d’un Internet uniformément accessible et émancipateur, la réalité de l’identité numérique est profondément marquée par les inégalités structurelles. La « fracture numérique » s’est complexifiée, passant d’une simple question d’accès à une stratification multidimensionnelle des usages et compétences.
Les travaux de Fabien Granjon (2016) mettent en évidence une véritable « reproduction sociale » dans l’espace numérique. Le capital culturel, économique et social détermine largement notre capacité à développer une identité numérique valorisante et à tirer parti des opportunités offertes par les technologies. Ainsi, les inégalités « hors ligne » se trouvent non seulement reproduites mais parfois amplifiées en ligne.
Cette stratification est particulièrement visible dans les compétences numériques (digital literacy), inégalement distribuées selon l’origine sociale, le niveau d’éducation et l’âge. Comme le souligne Périne Brotcorne (2019), « lasimple exposition aux technologies ne garantit aucunement le développement d’un usage réflexif et émancipateur de celles-ci« .
Je considére que cette dimension est systématiquement occultée dans les discours dominants sur le « numérique pour tous ». La démocratisation des outils n’est qu’une étape preliminaire; l’enjeu véritable est la démocratisation des capacités d’action qu’ils permettent. Sans politiques publiques ambitieuses visant à réduire ces inégalités, le numérique restera un facteur d’amplification des privilèges existants plutôt qu’un vecteur de transformation sociale.
B. Surveillance, algorithmes et contrôle social
L’identité numérique s’inscrit dans ce que Michel Foucault aurait sans doute analysé comme un nouveau régime de gouvernementalité algorithmique. Notre présence en ligne est continuellement tracée, mesurée et évaluée par des systèmes automatisés qui orientent non seulement nos expériences numériques, mais influencent également notre accès aux ressources et opportunités dans le monde « physique ».
Le concept de « notation sociale » (social scoring), expérimenté dans certains contextes et redouté dans d’autres, représente l’extension ultime de cette logique de quantification du social. Comme l’a montré Antoinette Rouvroy (2016), ces systèmes tendent à substituer la corrélation statistique à la délibération démocratique, produisant une forme de « normativité sans norme » qui échappe aux processus traditionnels de légitimation politique.
Cette surveillance n’est pas seulement étatique – elle est aussi, et peut-être surtout, commerciale. Les travaux de Sylvain Parasie (2019) sur l’économie de la réputation montrent comment nos identités numériques deviennent des actifs économiques, exploités à la fois par les plateformes et par nous-mêmes dans une forme de « travail réputationnel » constant. Cette exploitation de nos données identitaires constitue à mon sens une forme d’extractivisme informationnel aussi problematique que l’exploitation des ressources naturelles.
Les conséquences psychologiques de cette surveillance permanente sont considérables. Le sentiment d’être constamment observé et évalué crée ce que Mark Andrejevic (2015) nomme « digital enclosure » – une forme d’enfermement où l’individu intériorise le regard évaluateur, modifiant son comportement même en l’absence de surveillance active. Ce processus rappelle étrangement le mécanisme du panoptique décrit par Foucault, avec cette différence que le regard n’est plus simplement disciplinaire mais aussi prédictif et marchand.
C. Résistances et subversions identitaires
Face à ces mécanismes de contrôle émergent diverses formes de résistances numériques. Des pratiques comme le tactical media (média tactique), l’obfuscation (brouillage des données) ou l’identité multiple constituent autant de stratégies pour échapper à la traçabilité systématique de nos existences connectées.
Les travaux de Finn Brunton et Helen Nissenbaum (2015) sur l’obfuscation offrent une riche taxonomie de ces pratiques, allant de l’utilisation de pseudonymes à l’injection délibérée de données trompeuses dans nos flux numériques. Ces tactiques ne sont pas nouvelles – elles s’inscrivent dans une longue tradition de ce que James Scott (1990) appelait les « armes des faibles« , ces formes de résistance quotidienne qui, sans confronter directement le pouvoir, en sapent les fondements par de multiples micro-actions.
Plus radicales encore sont les approches du hacktivisme et du tactical media, qui détournent les technologies numériques pour en faire des outils de contestation politique. Des collectifs comme Anonymous ou Telecomix exemplifient cette réappropriation subversive des infrastructures numériques, tandis que des artistes comme Hito Steyerl ou Trevor Paglen explorent les possibilités de résistance esthétique à la surveillance généralisée.
Je soutiens que ces pratiques de résistance, loin d’être de simples réactions défensives, constituent de véritables laboratoires d’émancipation où s’inventent de nouveaux modes d’être et d’agir collectivement. Elles nous rappellent que l’identité numérique, malgré les déterminations techniques et économiques qui pèsent sur elle, reste un espace de contestation et de création politique.

V. Vers une éthique de l’identité numérique
A. Autonomie, agency et literacy numérique
Face aux enjeux soulevés par l’identité numérique, la question de l’autonomie des individus se pose avec une acuité particulière. Comment préserver notre capacité d’autodétermination dans un environnement dominé par des architectures de choix algorithimiques?
Le concept d’agency numérique, développé notamment par Sonia Livingstone (2017), offre une perspective intéressante pour penser cette question. Au-delà de la simple « maîtrise technique », l’agency désigne notre capacité à agir de façon intentionnelle et efficace dans l’environnement numérique, à y poursuivre nos propres fins plutôt que celles inscrites dans l’architecture des plateformes.
Cette agency repose en grande partie sur le développement d’une véritable literacy numérique critique – non pas simplement la capacité à utiliser les outils, mais celle de comprendre leurs logiques sous-jacentes et leurs effets sur nos vies. Comme le souligne Pierre Fastrez (2020), « la literacy numérique ne doit pas se limiter à la dimension instrumentale, mais intégrer les dimensions informationnelles, sociales et stratégiques des médias numériques« .
Dans ma pratique d’accompagnement psychologique, je considère que le développement de cette literacy constitue un enjeu majeur de santé mentale. L’autonomie numérique n’est pas un luxe intellectuel – c’est une condition nécessaire de notre bien-être psychique dans un monde où nos expériences sont de plus en plus médiatisées par des technologies opaques et orientées vers des finalités commerciales.
B. Pour une éthique du care numérique
Au-delà des approches centrées sur l’individu, nous avons besoin de developper ce que Nathalie Grandjean (2018) appelle une « éthique du care numérique » – une conception de la responsabilité morale attentive aux vulnérabilités spécifiques créées par nos existences connectées.
Cette approche implique de reconnaître la dimension relationnelle de l’identité numérique. Nous ne sommes jamais simplement des utilisateurs isolés, mais des nœuds dans des réseaux complexes d’interdépendance. Nos actions en ligne affectent les autres, et les leurs nous affectent en retour, créant ce que danah boyd (2011) nomme des « publics en réseau » caractérisés par la persistance, la visibilité, la diffusion et la recherchabilité des interactions.
La philosophe Judith Butler (2006) nous rappelle que notre vulnérabilité fondamentale aux autres est constitutive de notre humanité. Cette vulnérabilité prend des formes spécifiques dans l’environnement numérique: nous sommes exposés aux jugements publics, au harcèlement en ligne, à l’exploitation de nos données personnelles. Une éthique du care numérique reconnaît ces vulnérabilités et cherche à créer des conditions où la présence en ligne ne devient pas un facteur supplémentaire de précarisation psychique et sociale.
Concrètement, cette éthique implique des pratiques comme:
- Le consentement informé concernant l’utilisation de nos données
- La modération bienveillante des espaces de discussion
- La conception centrée sur l’humain (human-centered design) des interfaces
- La protection active des populations vulnérables en ligne
Je suis convaincu que cette approche, ancrée dans les valeurs de solidarité et de soin mutuel, offre une alternative nécessaire aux conceptions individualistes et compétitives qui dominent actuellement l’économie de l’attention.
C. Souveraineté numérique et alternatives collectives
À l’échelle collective, l’enjeu est celui de la souveraineté numérique – notre capacité à déterminer démocratiquement les règles qui gouvernent nos existences connectées, plutôt que de les abandonner aux logiques du marché ou aux impératifs sécuritaires.
Comme le souligne Benjamin Loveluck (2018), les questions d’identité numérique sont indissociables de celles de la gouvernance d’Internet. Qui définit les standards techniques? Qui contrôle les infrastructures? Qui arbitre les conflits? Ces questions apparemment techniques sont en réalité profondément politiques.
Face à la concentration du pouvoir numérique entre les mains de quelques acteurs hégémoniques, des alternatives se développent. Les initiatives de fédération (comme le réseau social Mastodon), les coopératives de données ou les communs numériques explorent des modèles où le contrôle de nos identités en ligne serait partagé plutôt que monopolisé.
Le mouvement du logiciel libre offre depuis longtemps un modèle alternatif de développement technologique, fondé sur la transparence et la collaboration plutôt que sur l’appropriation privative. Comme l’explique Christopher Kelty (2016), ces communautés constituent de véritables « publics récursifs » – des collectifs qui produisent les infrastructures mêmes qui permettent leur existence.
Je suis profondement convaincu que notre émancipation numérique passe par le développement et le soutien de ces alternatives. Elles nous rappellent que les technologies numériques, loin d’être des forces autonomes auxquelles nous devrions nous adapter, sont des constructions sociales que nous pouvons et devons façonner selon nos valeurs démocratiques et nos besoins collectifs.

Conclusion: réimaginer l’identité numérique
Au terme de cette exploration, nous pouvons affirmer que l’identité numérique constitue bien plus qu’un simple prolongement technique de notre existence sociale – elle représente une transformation anthropologique majeure, comparable dans son ampleur à l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie.
Cette transformation s’opère dans un contexte de capitalisme numérique caractérisé par une concentration inédite des pouvoirs techniques et économiques. Nos identités en ligne sont simultanément des espaces d’expression personnelle, des ressources exploitables et des terrains de contrôle social. Cette configuration contradictoire génère des tensions psychiques et sociales considérables, que nous avons tenté d’analyser tout au long de cet article.
Face à ces défis, trois pistes me semblent particulièrement fécondes:
- Le développement d’une literacy numérique critique, permettant aux individus de comprendre les logiques sous-jacentes des plateformes et de développer des usages réflexifs et émancipateurs.
- La construction d’une éthique collective du soin numérique, attentive aux vulnérabilités spécifiques générées par nos existences connectées et fondée sur des valeurs de solidarité plutôt que de compétition.
- L’élaboration de formes alternatives d’organisation technique et sociale, permettant une réappropriation démocratique des infrastructures qui médiatisent nos identités.
Ces trois dimensions sont indissociables. Une approche purement individuelle de l’identité numérique se heurte inévitablement aux contraintes structurelles imposées par l’architecture des plateformes. À l’inverse, une transformation des infrastructures techniques sans développement d’une culture numérique critique risque de reproduire, sous d’autres formes, les mêmes logiques d’aliénation.
L’enjeu fondamental est celui d’une réappropriation collective de nos existences numériques. Comme le rappelle Bernard Stiegler (2018), la question n’est pas de rejeter la technique, mais de la réorienter vers des finalités qui servent le bien commun plutôt que les intérêts privés d’une minorité. Cette réorientation ne peut être que le fruit d’une délibération démocratique informée.
Dans cette perspective, le rôle des psychologues et des chercheurs en sciences sociales n’est pas simplement de documenter les effets du numérique sur nos psychismes, mais de contribuer activement à l’élaboration d’alternatives. Notre expertise doit être mise au service d’une praxis transformatrice, attentive aux dimensions psychiques et sociales de l’émancipation numérique.
Loin des discours simplistes oscillant entre technophilie acritique et technophobie nostalgique, nous devons développer une compréhension nuancée des potentialités et des risques de l’identité numérique. Cette compréhension doit être ancrée dans une vision politique qui place la justice sociale, l’autonomie collective et le bien-être psychique au cœur de nos préoccupations.
Car en définitive, la question « qui sommes-nous en ligne? » ne peut être séparée de cette autre question, plus fondamentale encore: « qui voulons-nous être, ensemble, dans le monde que nous construisons? ». C’est à cette interrogation, profondément politique, que nos travaux sur l’identité numérique doivent tenter de répondre.
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