Dopamine et réseaux sociaux: le piège des likes

Dans l’écosystème numérique actuel, nos téléphones intelligents sont devenus des extensions de notre système nerveux. Cette métamorphose n’est pas accidentelle mais le fruit d’une architecture technologique délibérée visant à capturer notre attention. Au cœur de cette relation se trouve un neurotransmetteur fondamental: la dopamine, molécule du plaisir et de la récompense qui joue un rôle central dans notre interaction avec les plateformes numériques.

Chaque notification, chaque « like », chaque commentaire s’inscrit dans une économie de l’attention où nos cerveaux sont devenus le nouveau territoire à conquérir par les géants du capitalisme numérique. Ce phénomène, loin d’être neutre, s’inscrit dans un contexte social et politique où l’exploitation de nos vulnérabilités psychologiques est devenue un modèle économique rentable.

Cette analyse s’inscrit dans une perspective critique des mécanismes neurobiologiques exploités par l’industrie numérique, tout en explorant les implications sociales et politiques de cette exploitation systémique de notre attention.

Addiction réseaux sociaux
Addiction réseaux sociaux. Image: Medadom

I. La dopamine: moteur de nos comportements numériques

A. Bases neurobiologiques de la dopamine

La dopamine est un neurotransmetteur central dans le système de récompense du cerveau. Contrairement aux idées reçues, elle n’est pas simplement la « molécule du plaisir » mais plutôt celle de l’anticipation et de la motivation. Elle agit comme un messager chimique entre les neurones, particulièrement dans les voies mésolimbiques et mésocorticales qui connectent l’aire tegmentale ventrale au noyau accumbens et au cortex préfrontal.

Lorsque nous anticipons une récompense, les neurones dopaminergiques s’activent, créant cette sensation d’excitation et d’attente qui nous pousse à agir. Ce mécanisme, essentiel à notre survie evolutionnelle, est aujourd’hui détourné par les technologies numériques.

Le système dopaminergique comprend cinq types de récepteurs (D1 à D5) qui influencent différemment notre comportement. Les récepteurs D1 et D2, particulièrement abondants dans le striatum, sont impliqués dans les comportements de recherche de récompense et les habitudes compulsives qui caractérisent l’usage problématique des réseaux sociaux.

B. Le circuit de récompense à l’ère numérique

Les architectes des plateformes numériques ont parfaitement compris le fonctionnement de ce système. Comme l’explique Tristan Harris, ancien éthicien du design chez Google: « Ces technologies ne sont pas neutres. Elles sont conçues pour maximiser le temps que nous passons dessus. » Cette maximisation passe par l’exploitation des mécanismes de renforcement intermittent.

Le psychologue B.F. Skinner avait démontré que les renforcements imprévisibles (comme ceux des machines à sous) génèrent des comportements plus persistants que les renforcements prévisibles. De même, l’imprévisibilité des notifications sur nos réseaux sociaux crée une boucle de renforcement particulièrement puissante.

À chaque fois que nous consultons notre téléphone, nous activons ce que les neuroscientifiques appellent le « circuit de recherche », une voie neuronale ancestrale qui nous pousse à explorer notre environnement à la recherche de récompenses. Cette exploration, autrefois essentielle à notre survie, est maintenant détournée pour servir les intérêts financiers des plateformes.


Économie de l'attention
Économie de l’attention. Image: Larobenumerique

II. L’économie de l’attention: marchandisation de notre temps mental

A. La valeur marchande de l’attention

Dans l’économie numérique actuelle, l’attention est devenue la ressource la plus précieuse. Comme l’a théorisé le philosophe Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1: « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Cette logique s’est intensifiée avec les réseaux sociaux, où chaque minute passée génère des données comportementales qui sont ensuite monétisées.

Les géants technologiques comme Meta (Facebook, Instagram), TikTok ou YouTube ont développé des algorithmes sophistiqués qui apprennent continuellement ce qui capture notre attention pour nous maintenir sur leurs plateformes le plus longtemps possible. Cette captation n’est pas un effet secondaire mais le cœur même de leur modèle économique.

Le capitalisme de surveillance, théorisé par Shoshana Zuboff, repose sur cette extraction massive de données comportementales utilisées pour prédire et influencer nos comportements futurs. Chaque « like », chaque pause dans notre défilement, chaque seconde d’attention sur une vidéo alimente ces systèmes prédictifs.

B. Les mécanismes de capture attentionnelle

Les plateformes utilisent plusieurs techniques psychologiques pour maintenir notre engagement:

  1. Le défilement infini: Contrairement aux médias traditionnels avec un début et une fin, les fils d’actualité sont conçus pour être sans fin, éliminant les points de décision où nous pourrions choisir de quitter la plateforme.
  2. Les notifications push: Ces alertes créent un sentiment d’urgence sociale qui interrompt notre concentration et nous attire vers les applications.
  3. La gamification: L’ajout d’éléments ludiques comme les compteurs de « likes », les « streaks » (séries) sur Snapchat, ou les badges sur les forums transforment l’engagement en une forme de compétition sociale.
  4. L’effet de récence: Les algorithmes privilégient le contenu nouveau, encourageant une consultation fréquente pour ne rien « manquer ».
  5. La personnalisation: Le contenu est adapté à nos préférences, créant une bulle de filtre qui maximise notre engagement émotionnel.

Ces mécanismes ne sont pas des coïncidences de design mais des choix délibérés basés sur une compréhension approfondie de la psychologie comportementale et de la neurobiologie de l’addiction.

Smartphones et dépendance
Smartphones et dépendance. Image: Passaport Santé

III. La chimie des likes: anatomie d’une dépendance sociale

A. Pourquoi les likes activent notre système de récompense

Le « like », cette forme minimaliste d’approbation sociale, s’est imposé comme la monnaie sociale des plateformes numériques. Son pouvoir repose sur notre besoin fondamental d’appartenance et de validation sociale.

Chaque like déclenche une microlibération de dopamine dans notre cerveau. Une étude de l’Université de Californie a démontré que l’activation du noyau accumbens (centre de la récompense) était plus forte lorsque les adolescents recevaient de nombreux likes sur leurs photos. Cette réaction est similaire à celle observée face à d’autres récompenses comme la nourriture ou l’argent.

La force du like réside dans sa nature sociale. Notre cerveau est particulièrement sensible aux récompenses sociales car, d’un point de vue évolutif, l’appartenance au groupe était essentielle à notre survie. Les likes activent ce que les neuroscientifiques appellent le « cerveau social », un réseau neuronal impliqué dans les interactions sociales.

B. Le cycle de la validation et l’estime de soi

La recherche de likes s’inscrit dans un cycle de validation externe qui peut fragiliser l’estime de soi. Progressivement, notre valeur personnelle devient dépendante de ces signaux numériques d’approbation, créant une forme de conditionnement social.

Ce phénomène est particulièrement marqué chez les adolescents, dont l’identité est en construction. Une étude longitudinale menée par le Royal Society for Public Health au Royaume-Uni a montré que Instagram était le réseau social ayant l’impact le plus négatif sur la santé mentale des jeunes, notamment en raison de la comparaison sociale constante qu’il génère.

Le philosophe Byung-Chul Han parle de « société de la performance » où chacun devient entrepreneur de soi-même, constamment occupé à optimiser sa présentation numérique pour maximiser sa « valeur sociale ». Cette logique néolibérale transperce nos relations les plus intimes, transformant même nos moments de loisir en opportunités de production de contenu « likeable ».

C. La fabrication de l’engagement: le rôle des algorithmes

Les algorithmes des plateformes jouent un rôle crucial dans cette économie de l’engagement. Ils sont conçus pour maximiser le temps passé sur les applications en privilégiant le contenu qui génère des réactions émotionnelles fortes.

L’ancien ingénieur de Facebook, Guillaume Chaslot, a révélé que l’algorithme de YouTube favorise systématiquement les contenus qui maintiennent les utilisateurs sur la plateforme, indépendamment de leur qualité informative ou de leur véracité. Cette optimisation pour l’engagement plutôt que pour le bien-être des utilisateurs constitue un biais structurel aux conséquences sociales majeures.

Les notifications sont également calibrées pour maximiser l’engagement. Leur timing n’est pas aléatoire mais soigneusement orchestré pour intervenir aux moments où nous sommes les plus susceptibles d’y répondre, créant des boucles comportementales difficiles à rompre.

Like Instagram effet
Like Instagram effet. Image: CreatorKit

IV. Inégalités numériques et exploitation des vulnérabilités

A. Disparités socio-économiques dans la vulnérabilité numérique

La vulnérabilité aux mécanismes addictifs des réseaux sociaux n’est pas uniformément répartie. Les recherches montrent que les personnes en situation de précarité socio-économique ou souffrant d’isolement social sont plus susceptibles de développer des usages problématiques.

Cette vulnérabilité différenciée s’inscrit dans une logique d’exploitation capitaliste où les groupes les plus fragiles deviennent des cibles privilégiées. Les plateformes investissent massivement dans les marchés émergents, où les régulations sont souvent plus faibles et où les populations sont plus vulnérables à ces mécanismes d’engagement.

Les disparités d’accès à l’éducation numérique créent également des inégalités dans la capacité à comprendre et résister aux techniques de manipulation employées. Cette fracture numérique cognitive renforce les inégalités sociales existantes.

B. Le ciblage des populations vulnérables

Les jeunes constituent une cible privilégiée pour les plateformes. Leur cerveau en développement, particulièrement le cortex préfrontal responsable du contrôle des impulsions, n’est pas complètement mature avant l’âge de 25 ans, les rendant plus susceptibles aux mécanismes de récompense immédiate.

Les documents internes de Facebook révélés par la lanceuse d’alerte Frances Haugen ont montré que l’entreprise était parfaitement consciente des effets négatifs d’Instagram sur la santé mentale des adolescentes, mais a choisi de privilégier la croissance plutôt que d’implémenter des mesures de protection.

De même, les personnes souffrant de troubles de l’humeur comme la dépression ou l’anxiété sont particulièrement vulnérables aux boucles de validation externe proposées par les réseaux sociaux. Ces plateformes peuvent temporairement soulager leur mal-être tout en renforçant à long terme les schémas cognitifs problématiques.

V. Résistance et émancipation: vers une écologie de l’attention

A. Conscientisation et alphabétisation numérique critique

Face à ces mécanismes, la première étape consiste à développer une conscience critique des stratégies employées. Comprendre comment fonctionnent les algorithmes et les techniques de captation attentionnelle permet de reprendre un certain contrôle sur nos usages.

Des initiatives comme le Centre pour l’Humanité Technologique promeuvent une éducation aux médias qui va au-delà des compétences techniques pour inclure une compréhension des enjeux politiques et économiques des technologies numériques.

Cette alphabétisation critique doit être accessible à tous, particulièrement aux populations les plus vulnérables, dans une perspective d’émancipation collective face aux logiques marchandes qui gouvernent l’espace numérique.

B. Pratiques individuelles et collectives de résistance

Au niveau individuel, plusieurs stratégies peuvent aider à reprendre le contrôle:

  1. La désactivation des notifications: Limiter les interruptions en désactivant les alertes non essentielles pour réduire les déclencheurs dopaminergiques.
  2. Les temps de déconnexion programmés: Instaurer des périodes sans écran (notamment avant le coucher) pour permettre au cerveau de « réinitialiser » ses circuits dopaminergiques.
  3. L’usage des applications de contrôle du temps d’écran: Utiliser la technologie contre elle-même en paramétrant des limites d’utilisation quotidiennes.
  4. La méditation de pleine conscience: Des études montrent que la pratique régulière de la méditation renforce le cortex préfrontal et améliore notre capacité à résister aux impulsions.
  5. La modification de l’interface: Passer en mode noir et blanc pour réduire l’attraction visuelle des applications ou réorganiser son écran d’accueil pour limiter les applications addictives.

Au niveau collectif, des mouvements comme le « Digital Wellbeing » ou « Humane Tech » proposent des alternatives aux modèles économiques actuels. Des initiatives comme les « Digital Sabbaths » (journées sans technologie) prennent une dimension politique en refusant collectivement la disponibilité permanente exigée par le capitalisme numérique.

C. Vers un design éthique et des régulations nécessaires

Une transformation profonde nécessite de repenser la conception même des technologies numériques. Le design éthique propose des interfaces respectueuses de l’attention humaine, privilégiant le bien-être des utilisateurs plutôt que la maximisation de l’engagement.

Des chercheurs comme Tristan Harris et James Williams ont développé des principes de conception alternatifs, comme le « Time Well Spent » qui valorise la qualité plutôt que la quantité de l’engagement numérique.

Sur le plan réglementaire, plusieurs approches sont envisageables:

  • L’étiquetage obligatoire des techniques manipulatoires employées par les applications
  • Des taxes sur l’attention captée pour décourager les modèles économiques extractifs
  • La protection renforcée des mineurs contre les mécanismes addictifs
  • L’interdiction de certaines techniques particulièrement nocives comme le défilement infini pour les jeunes publics

La régulation européenne, notament le Digital Services Act, commence à aborder ces questions, mais une approche plus radicale serait de considérer l’attention humaine comme un bien commun à protéger contre l’exploitation marchande.

Algorithmes manipulation. Image: LinkedIn

VI. Conclusion: Pour une émancipation neurobiologique et sociale

Les mécanismes dopaminergiques exploités par les réseaux sociaux s’inscrivent dans un contexte plus large d’exploitation capitaliste de nos ressources attentionnelles. Cette exploitation n’est pas simplement psychologique mais s’étend à notre fonctionnement neurobiologique le plus fondamental.

L’enjeu dépasse largement le cadre individuel: il s’agit d’une lutte pour la souveraineté cognitive collective. Dans un monde où l’attention devient la ressource la plus précieuse, sa protection devient un acte politique.

Comme le souligne le philosophe Bernard Stiegler, nous assistons à une véritable « guerre de l’attention » où les grandes plateformes captent et monétisent notre capacité à nous concentrer, à penser et à désirer. Cette captation systématique des flux attentionnels constitue une forme d’aliénation contemporaine contre laquelle il est urgent de développer des formes de résistance.

La compréhension des mécanismes neurobiologiques en jeu est une première étape vers cette émancipation. En comprenant comment notre cerveau réagit aux stimuli numériques, nous pouvons développer des stratégies de désintoxication dopaminergique et retrouver notre capacité d’attention profonde.

Mais cette démarche ne peut rester individuelle. Une véritable transformation requiert une remise en question des modèles économiques qui sous-tendent l’économie numérique et une redéfinition collective de notre relation à la technologie.

L’avenir de notre santé mentale et de notre capacité d’action politique dépend de notre aptitude à reprendre le contrôle de nos ressources attentionnelles et à construire des espaces numériques qui servent véritablement l’émancipation humaine plutôt que l’accumulation du capital.

Références Bibliographiques

Harris, T. (2016). How Technology is Hijacking Your Mind. Centre for Humane Technology. https://www.humanetech.com/

Kuss, D. J., & Griffiths, M. D. (2017). Social Networking Sites and Addiction: Ten Lessons Learned. International Journal of Environmental Research and Public Health, 14(3), 311. https://doi.org/10.3390/ijerph14030311

Sherman, L. E., Payton, A. A., Hernandez, L. M., Greenfield, P. M., & Dapretto, M. (2016). The Power of the Like in Adolescence: Effects of Peer Influence on Neural and Behavioral Responses to Social Media. Psychological Science, 27(7), 1027–1035. https://doi.org/10.1177/0956797616645673

Lectures recommandées

Crary, J. (2014). 24/7: Le capitalisme à l’assaut du sommeil. La Découverte.

Han, B.-C. (2015). La société de la fatigue. Circé.

Rushkoff, D. (2019). Team Human. W. W. Norton & Company.

Williams, J. (2018). Stand Out of Our Light: Freedom and Resistance in the Attention Economy. Cambridge University Press.

Zuboff, S. (2020). L’Âge du capitalisme de surveillance. Zulma.

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