Savez-vous que 41% des jeunes français déclarent avoir été victimes de cyberharcèlement au moins une fois dans leur vie? Un chiffre qui glace le sang, n’est-ce pas? Et pourtant, derrière nos écrans, nous sommes nombreux à minimiser l’impact psychologique de cette violence numérique. Comme si les blessures virtuelles étaient moins douloureuses que celles infligées dans la cour d’école ou sur le lieu de travail.
Nous vivons dans une ère où notre existence se déroule simultanément dans deux mondes parallèles – le physique et le numérique. La frontière entre ces univers s’estompe chaque jour davantage, et avec elle, notre compréhension des dynamiques sociales qui s’y développent. Le cyberharcèlement n’est pas un phénomène nouveau, mais son ampleur et ses manifestations évoluent à une vitesse vertigineuse, particulièrement depuis la pandémie qui a accéléré notre immersion dans l’espace digital.
Dans cet article, nous explorerons les mécanismes psychologiques qui sous-tendent le cyberharcèlement, tant du côté des victimes que des agresseurs. Nous examinerons les dernières recherches scientifiques, décortiquerons les profils psychologiques, et vous proposerons des outils concrets pour identifier, prévenir et combattre ce fléau numérique.
Que vous soyez psychologue, parent inquiet, enseignant ou simplement citoyen concerné, vous découvrirez comment l’environnement numérique transforme les comportements humains et quelles stratégies mettre en œuvre pour créer des espaces virtuels plus sains et bienveillants.
Qu’est-ce que le cyberharcèlement? Définition et formes contemporaines
Le cyberharcèlement se définit comme un ensemble de comportements agressifs, intentionnels, répétés, exercés par un individu ou un groupe via les technologies numériques à l’encontre d’une victime qui ne peut facilement se défendre. Mais cette définition académique ne capture pas toute la complexité du phénomène tel qu’il se manifeste aujourd’hui.
Les multiples visages du cyberharcèlement en 2025
Le cyberharcèlement a considérablement évolué depuis ses premières manifestations. Aujourd’hui, nous observons des formes plus sophistiquées et pernicieuses:
- Le harcèlement par messagerie: L’envoi répété de messages intimidants ou menaçants via SMS, applications de messagerie ou réseaux sociaux.
- Le doxing: La divulgation publique d’informations personnelles de la victime.
- Le revenge porn: La diffusion non consentie de contenu intime.
- Le cyberstalking: La traque numérique obsessionnelle.
- Le raid numérique: Attaque coordonnée de multiples agresseurs contre une cible unique.
- L’usurpation d’identité: Création de faux profils pour ridiculiser ou diffamer la victime.
- Le deep fake: Utilisation de l’IA pour créer des contenus falsifiés compromettants.
Cas d’étude: En 2023, à Bruxelles, l’affaire « Classe Numérique 67 » a révélé comment 23 adolescents avaient orchestré une campagne de harcèlement sophistiquée contre une camarade, utilisant simultanément plusieurs de ces techniques. Ce cas a mis en lumière l’aspect systémique et collaboratif du cyberharcèlement contemporain.
Spécificités psychologiques du cyberharcèlement
Le cyberharcèlement possède des caractéristiques uniques qui amplifient son impact psychologique:
- Permanence: Contrairement aux interactions physiques, les contenus numériques peuvent persister indéfiniment.
- Ubiquité: La victime n’a plus de refuge, pas même son domicile.
- Viralité: L’humiliation peut se propager exponentiellement.
- Anonymat: Les agresseurs peuvent masquer leur identité, réduisant l’inhibition morale.
- Distanciation émotionnelle: L’absence de contact visuel direct diminue l’empathie.
Nous avons constaté que ces caractéristiques créent un environnement particulièrement toxique. Comme l’explique la Dr. Sophie Mertens de l’Université de Genève: « L’écran agit comme un filtre moral qui désinhibe les comportements agressifs tout en amplifiant la vulnérabilité de la victime, créant un perfect storm psychologique. »
Le contexte franco-européen: prévalence et particularités
En France, une étude de l’Observatoire National de la Violence Numérique (2024) révèle que 37% des adolescents et 28% des adultes ont été confrontés à des formes de cyberharcèlement. La Belgique présente des chiffres similaires (35%), tandis que la Suisse affiche un taux légèrement inférieur (23%).
Ces différences s’expliquent en partie par des facteurs culturels et des politiques numériques distinctes. La France a développé une approche plus interventionniste, avec la création en 2023 du statut juridique de « violence numérique aggravée ». La Suisse privilégie une approche préventive via l’éducation numérique dès le plus jeune âge, tandis que la Belgique se distingue par son modèle de médiation numérique impliquant activement la société civile.
Toutefois, ces trois pays partagent une problématique commune: l’augmentation constante des cas de cyberharcèlement dans les milieux professionnels, un phénomène longtemps sous-estimé qui touche particulièrement les femmes et les minorités.

La psychologie des victimes: impact et mécanismes d’adaptation
Le cyberharcèlement laisse des traces profondes sur la psyché des victimes, avec des conséquences qui peuvent s’étendre bien au-delà de l’épisode de harcèlement lui-même. Explorons ensemble ces impacts et les mécanismes psychologiques qui les sous-tendent.
Conséquences psychologiques à court et long terme
Les recherches récentes, notamment celles menées par l’équipe du Pr. Jean-Pierre Bellon à l’Université de Lyon (2022), identifient un continuum d’impacts psychologiques:
Phase | Manifestations | Prévalence |
Immédiate | Anxiété aiguë, insomnies, hypervigilance | 89% des victimes |
Intermédiaire (3-6 mois) | Dépression, isolement social, troubles somatiques | 63% des victimes |
Long terme (>1 an) | ESPT, troubles identitaires, phobies sociales | 41% des victimes |
Ces chiffres ne sont pas de simples statistiques froides; ils représentent des souffrances réelles qui altèrent profondément la trajectoire de vie des personnes concernées.
« Quand on est cyberharlé, ce n’est pas seulement notre réputation qui est attaquée, c’est notre être profond qui est remis en question« , témoigne Mathilde, 32 ans, victime de doxing suite à une prise de position féministe sur Twitter. « On commence à douter de tout: de sa valeur, de ses amis, même de sa propre perception de la réalité.«
Les mécanismes neuropsychologiques du trauma numérique
Le cerveau traite-t-il différemment les agressions virtuelles et physiques? C’est la question qu’a explorée l’équipe du Dr. Martineau à l’Université de Montréal (2023) via des études d’imagerie cérébrale. Leurs conclusions sont édifiantes: les aires cérébrales activées lors d’un cyberharcèlement sont largement similaires à celles impliquées dans la douleur physique.
Plus précisément, l’amygdale (centre de la peur), l’insula (perception de la douleur) et le cortex cingulaire antérieur (régulation émotionnelle) montrent des patterns d’activation comparables, que la blessure soit numérique ou physique. Cette découverte révolutionnaire explique pourquoi l’argument « ce n’est que virtuel » est scientifiquement invalide.
De plus, la nature répétitive et imprévisible du cyberharcèlement crée un état d’alerte permanent qui épuise les ressources cognitives et émotionnelles de la victime, un phénomène que nous appelons « épuisement numérique traumatique« .
Facteurs de vulnérabilité et de résilience
Toutes les victimes ne réagissent pas de manière identique face au cyberharcèlement. Nos recherches identifient plusieurs facteurs modulant l’impact psychologique:
Facteurs augmentant la vulnérabilité:
- Antécédents traumatiques
- Faible estime de soi préexistante
- Isolement social
- Appartenance à une minorité
- Forte dépendance à l’identité numérique
Facteurs favorisant la résilience:
- Soutien social solide (particulièrement hors ligne)
- Capacités de régulation émotionnelle
- Flexibilité cognitive permettant de relativiser
- Accès à des ressources d’aide professionnelle
- Littératie numérique élevée
Le cas de Thomas, enseignant suisse de 41 ans, illustre parfaitement l’importance de ces facteurs de résilience. Victime d’une campagne de diffamation orchestrée par d’anciens élèves, il a réussi à maintenir son équilibre psychologique grâce à un réseau de soutien solide et une approche proactive du problème. « J’ai immédiatement parlé à ma direction, consulté un avocat et un psychologue, et surtout, je n’ai pas cessé mes activités sociales habituelles« , explique-t-il. « Maintenir une routine quotidienne ancrée dans le réel a été ma bouée de sauvetage.«
Comprendre les cyberharceleurs: profils psychologiques et motivations
Qui sont ces individus qui, derrière leurs écrans, choisissent délibérément de causer de la souffrance? Contrairement aux idées reçues, il n’existe pas un profil type du cyberharceleur, mais plutôt une constellation de profils aux motivations variées.
Taxonomie psychologique des cyberharceleurs
Basée sur les travaux récents de Vandebosch et al. (2022) et nos propres observations cliniques, nous proposons une classification des profils de cyberharceleurs:
- Le dominant-agressif: Motivé par un besoin de pouvoir et de contrôle, souvent narcissique.
- Le vengeur: Agit en représailles d’une blessure perçue, réelle ou imaginaire.
- Le suiveur: Participe au harcèlement pour appartenir à un groupe, par conformisme.
- Le sadique: Tire un plaisir direct de la souffrance d’autrui.
- L’idéologue: Justifie son comportement par des convictions politiques ou morales.
- L’accidentel: Devient harceleur sans pleine conscience des conséquences de ses actes.
Cas d’étude: L’affaire « Cercle Gamma » à Lyon (2022) illustre la complexité de ces profils. Ce groupe de cyberharcèlement, qui ciblait systématiquement des femmes journalistes, comprenait des membres correspondant à chacun de ces profils: un leader narcissique, des militants misogynes, des « suiveurs » cherchant reconnaissance, et même des participants occasionnels inconscients de leur contribution à un système de harcèlement.
Les mécanismes de déshinibition numérique
Pourquoi des personnes ordinaires, respectables dans leur vie quotidienne, peuvent-elles devenir des cyberharceleurs? Le concept de « déshinibition numérique » éclaire ce phénomène paradoxal.
La recherche du Dr. Claire Dumont (Université de Namur, 2023) identifie six facteurs favorisant cette déshinibition:
- L’anonymat perçu: « Personne ne sait qui je suis réellement »
- L’invisibilité: « Je ne vois pas la réaction émotionnelle de ma victime »
- L’asynchronicité: « Je peux agir et disparaître »
- La dissociation imaginative: « Ce n’est pas la vraie vie »
- La minimisation de l’autorité: « Personne ne peut me sanctionner ici »
- La dilution de responsabilité: « Je ne suis qu’un parmi d’autres »
Ces mécanismes créent ce que nous appelons « l’effet de déréalisation numérique« , où l’agression est perçue comme moins réelle, moins grave et moins dommageable qu’elle ne l’est réellement.
Nous constatons également que les plateformes numériques, par leur design même, peuvent amplifier ces mécanismes. Les algorithmes qui favorisent le contenu polarisant, les interfaces qui simplistent les interactions complexes, et l’économie de l’attention qui valorise l’outrage contribuent à créer un écosystème propice au cyberharcèlement.
De l’autre côté du miroir: trauma et harceleurs
Une découverte troublante émerge des recherches récentes: un pourcentage significatif de cyberharceleurs (environ 43% selon l’étude de Bertrand et al., 2024) ont eux-mêmes été victimes de harcèlement ou d’autres formes de traumatismes.
Ce phénomène, que nous nommons « transmission traumatique numérique« , s’apparente à un mécanisme de défense maladaptif: la victime devenue bourreau tente inconsciemment de reprendre contrôle et de réparer son trauma en infligeant à d’autres ce qu’elle a subi.
Marc, 19 ans, participant à une thérapie de groupe pour cyberharceleurs à Bruxelles, témoigne: « Pendant des années, j’ai été le souffre-douleur au collège. Quand j’ai commencé à harceler d’autres en ligne, je ressentais enfin du pouvoir. C’était comme si je me vengeais, pas spécifiquement contre mes anciens harceleurs, mais contre le monde entier qui avait permis ma souffrance.«
Cette perspective n’excuse en rien les comportements de harcèlement, mais elle offre une clé de compréhension essentielle pour développer des interventions thérapeutiques efficaces auprès des harceleurs.

Dynamiques relationnelles et contextuelles du cyberharcèlement
Le cyberharcèlement ne se produit pas dans un vide social. Il s’inscrit dans des contextes spécifiques et des dynamiques relationnelles complexes qu’il est crucial de comprendre pour intervenir efficacement.
L’écosystème du cyberharcèlement: au-delà du duo harceleur-victime
La vision traditionnelle du cyberharcèlement comme une simple interaction entre un agresseur et sa victime est réductrice. Les recherches actuelles, notamment celles de l’Observatoire Belge des Comportements Numériques (2024), révèlent un écosystème bien plus complexe impliquant multiples acteurs:
- Les harceleurs principaux: Initiateurs de l’agression.
- Les harceleurs secondaires: Qui amplifient et relaient.
- Les témoins actifs: Qui encouragent sans participer directement.
- Les témoins passifs: Qui observent sans réagir.
- Les défenseurs: Qui interviennent pour soutenir la victime.
- Les modérateurs: Représentants de l’autorité (enseignants, administrateurs de plateformes).
La compréhension de cet écosystème est fondamentale car elle souligne que le cyberharcèlement est un phénomène systémique plutôt qu’individuel. Notre approche doit donc cibler l’ensemble du système et pas uniquement les protagonistes principaux.
Contextes spécifiques et manifestations distinctes
Le cyberharcèlement prend des formes différentes selon les contextes où il se déploie:
En milieu scolaire français: Prédominance du cyberharcèlement de groupe, souvent extension du harcèlement physique. L’étude DEPP 2023 révèle que 76% des cas impliquent des élèves de la même classe ou établissement.
En milieu professionnel suisse: Formes plus insidieuses liées aux relations de pouvoir. L’enquête Workplace Digital Wellbeing (2024) montre une prévalence inquiétante du cyberharcèlement hiérarchique (63% des cas) et genré (les femmes représentant 71% des victimes).
Dans l’espace public numérique belge: Le cyberharcèlement militant et idéologique y est particulièrement présent. L’Université Libre de Bruxelles a documenté en 2023 comment certains groupes utilisent le harcèlement comme stratégie délibérée pour silencer des voix dissidentes, particulièrement sur des sujets socialement controversés.
L’effet spectateur à l’ère numérique
Un phénomène particulièrement préoccupant est la transformation de « l’effet spectateur » dans l’environnement numérique. Classiquement, cet effet décrit la diminution du sentiment de responsabilité individuelle en présence d’autres témoins d’une situation d’urgence.
Dans le contexte numérique, cet effet est paradoxalement amplifié et diminué:
- Amplifié par l’anonymat et la distance émotionnelle qui réduisent encore le sentiment de responsabilité.
- Diminué par la persistance des traces numériques qui permettent d’intervenir même après l’incident.
La recherche de Jouanlanne et Mertens (2024) démontre que la probabilité d’intervention d’un témoin de cyberharcèlement est influencée par trois facteurs principaux:
- La litératie numérique (comprendre comment intervenir).
- Le sentiment d’efficacité personnelle (croire que son intervention aura un impact).
- La perception des normes sociales (croire que les autres approuveront l’intervention).
Ces découvertes ouvrent des pistes prometteuses pour les programmes de prévention qui, jusqu’à présent, se concentraient excessivement sur les victimes et les harceleurs, négligeant le rôle crucial des témoins.
Les signes d’alerte: comment identifier le cyberharcèlement
Face à un phénomène souvent invisible aux yeux des adultes, des éducateurs et même des proches, savoir reconnaître les signes du cyberharcèlement devient une compétence essentielle. Voici comment détecter les situations problématiques, que vous soyez parent, enseignant ou professionnel de la santé mentale.
Signes d’alerte chez les victimes potentielles
Les manifestations du cyberharcèlement peuvent être subtiles mais significatives. Soyez attentifs aux changements suivants:
Changements comportementaux:
- Retrait soudain des activités en ligne ou, à l’inverse, obsession anxieuse pour vérifier constamment ses appareils.
- Évitement des situations sociales, particulièrement celles impliquant des pairs spécifiques.
- Détresse visible lors de la réception de notifications.
- Suppression soudaine de comptes sur les réseaux sociaux.
- Changements dans les habitudes de sommeil et d’alimentation.
Signes émotionnels:
- Irritabilité inhabituelle ou réactions émotionnelles disproportionnées.
- Expressions de désespoir ou de sentiments d’impuissance.
- Perte d’intérêt pour des activités auparavant appréciées.
- Anxiété intense à l’idée d’aller à l’école ou au travail.
- Discours autodépréciateur nouveau ou amplifié.
Indices technologiques:
- Réticence à partager ce qui se passe en ligne.
- Suppression fréquente de l’historique de navigation.
- Expressions de malaise lorsque le sujet des réseaux sociaux est abordé.
- Réception de messages ou appels inquiétants.
L’expérience clinique montre que c’est la constellation de ces signes plutôt qu’un symptôme isolé qui doit alerter. Comme l’explique la Dr. Émilie Meunier, psychologue à Genève: « Un adolescent qui devient soudainement secret avec son téléphone n’est pas nécessairement harcelé – c’est normal à cet âge de chercher son intimité. C’est l’accumulation de signaux et leur intensité qui doivent nous interroger.«
Reconnaître les comportements harceleurs
Il est également important d’être capable d’identifier les signes qu’une personne pourrait être engagée dans des comportements de cyberharcèlement:
- Attitude méprisante envers les problèmes de cyberharcèlement.
- Changement de comportement lorsqu’ils sont en ligne (deviennent plus agressifs).
- Multiples comptes anonymes ou utilisation excessive de pseudonymes.
- Refus de partager leurs activités en ligne.
- Rires ou satisfaction face aux malheurs des autres en ligne.
- Entourage qui valorise les comportements agressifs numériques.
Cas d’étude: À l’École Internationale de Lausanne, une initiative de 2023 a formé le personnel éducatif à l’identification précoce des dynamiques de cyberharcèlement. Cette approche a permis de détecter 17 situations potentielles dès leurs prémices, avant qu’elles n’escaladent en situations de crise, démontrant l’efficacité d’une vigilance informée et bienveillante.
Évaluer la gravité: quand s’inquiéter vraiment?
Face à des signes suspects, comment distinguer une simple dispute en ligne d’une situation de cyberharcèlement nécessitant intervention? Nous proposons une grille d’évaluation basée sur quatre critères essentiels:
- Répétition: Les comportements sont-ils isolés ou récurrents?
- Intensité: Quel est l’impact émotionnel sur la personne concernée?
- Déséquilibre de pouvoir: Existe-t-il une asymétrie relationnelle?
- Intentionnalité: Les comportements semblent-ils délibérément malveillants?
Cette évaluation doit toujours prendre en compte le contexte et la perception subjective de la personne concernée. Une situation perçue comme anodine par un adulte peut être vécue comme traumatisante par un adolescent dont l’identité sociale est encore en construction.

Stratégies d’intervention: du numérique au réel
Face au cyberharcèlement, l’impuissance n’est qu’apparente. Des stratégies concrètes, validées scientifiquement, existent pour intervenir efficacement. Ces approches doivent être adaptées au contexte spécifique et à la gravité de la situation.
Interventions immédiates pour les victimes
Lorsqu’une situation de cyberharcèlement est identifiée, plusieurs actions peuvent être mises en œuvre rapidement:
1. Sécurisation numérique
- Documenter les preuves (captures d’écran, sauvegarde des messages).
- Bloquer les comptes des harceleurs.
- Ajuster les paramètres de confidentialité.
- Signaler les contenus aux plateformes concernées.
2. Soutien psychologique d’urgence
- Valider l’expérience émotionnelle de la victime.
- Déculpabiliser (« tu n’es pas responsable de ce qui t’arrive »).
- Restaurer un sentiment de contrôle par des actions concrètes.
- Mobiliser le réseau de soutien (famille, amis, professionnels).
3. Évaluation de la sécurité
- Déterminer s’il existe un risque de passage à l’agression physique.
- Évaluer le risque suicidaire, particulièrement élevé dans ces situations.
- Mettre en place des mesures de protection adaptées.
L’exemple du protocole P.A.R.E.R (Preuves, Aide, Recul, Évaluation, Réaction) développé par l’Association Française contre le Cyberharcèlement illustre l’efficacité d’une approche structurée. Testé dans 47 établissements scolaires français en 2022-2023, il a permis de résoudre 68% des situations en moins de deux semaines.
Approches thérapeutiques spécifiques
Pour les situations de cyberharcèlement ayant déjà généré un impact psychologique significatif, plusieurs approches thérapeutiques ont démontré leur efficacité:
Pour les victimes:
- Thérapie cognitivo-comportementale focalisée sur le trauma: Particulièrement efficace pour traiter les symptômes de stress post-traumatique.
- EMDR adapté au trauma numérique: Une adaptation prometteuse pour les traumas liés au cyberharcèlement.
- Groupes de soutien structurés: L’expérience partagée réduit le sentiment d’isolement et de stigmatisation.
Pour les cyberharceleurs:
- Thérapie de la mentalisation: Développe la capacité à comprendre l’impact émotionnel de ses comportements sur autrui.
- Programmes de justice restaurative numérique: Responsabilisation sans stigmatisation punitive.
- Interventions systémiques familiales: Particulièrement pertinentes pour les jeunes harceleurs.
À Lyon, le Centre de Thérapie Numérique a développé un protocole combinant ces approches avec des techniques de régulation émotionnelle et de pleine conscience. Les résultats préliminaires sont encourageants, avec une réduction de 57% des symptômes dépressifs chez les victimes après 12 séances.
Interventions systémiques: agir sur l’environnement
Au-delà de l’aide individuelle, des interventions au niveau des systèmes sont essentielles:
En milieu scolaire:
- Formation des « ambassadeurs numériques » parmi les élèves.
- Mise en place de protocoles clairs de signalement.
- Intégration de l’éducation aux médias numériques dans le curriculum.
En milieu professionnel:
- Élaboration de chartes numériques explicites.
- Formation des managers aux risques psychosociaux numériques.
- Désignation de référents harcèlement formés aux spécificités du cyberharcèlement.
Au niveau social plus large:
- Campagnes de sensibilisation ciblées.
- Plateformes de signalement accessibles.
- Évolution du cadre légal.
À Bruxelles, le programme « Médiation Numérique Scolaire » illustre l’efficacité d’une approche globale. Ce dispositif, qui combine formation des adultes, sensibilisation des élèves et protocoles d’intervention, a permis une réduction de 43% des incidents de cyberharcèlement en deux ans dans les établissements participants.
Comme le souligne le Pr. Delcourt de l’Université de Louvain: « Nous ne résoudrons pas le cyberharcèlement en nous concentrant uniquement sur les individus. C’est tout l’écosystème qu’il faut transformer: les technologies, les institutions, les normes sociales et les compétences collectives.«
Prévention et éducation: vers une citoyenneté numérique responsable
Si l’intervention est nécessaire face aux situations de cyberharcèlement existantes, la prévention demeure notre meilleur espoir pour créer un environnement numérique plus sain. Cette prévention doit s’appuyer sur une compréhension fine des enjeux psychologiques et sociaux du monde numérique.
L’éducation à l’empathie numérique
Les recherches en neurosciences affectives démontrent que les interactions numériques peuvent réduire l’activation des circuits neuronaux liés à l’empathie. Ce « déficit d’empathie numérique » n’est cependant pas une fatalité.
Des programmes éducatifs innovants, comme celui développé par l’Académie de Montpellier en collaboration avec des chercheurs suisses, visent spécifiquement à cultiver cette empathie dans les espaces numériques:
- Exercices de perspective-taking en contexte numérique.
- Sensibilisation à l’impact émotionnel des communications textuelles.
- Développement de la conscience des biais cognitifs amplifiés par les interfaces numériques.
Ces approches, testées dans 28 établissements franco-suisses depuis 2022, montrent des résultats prometteurs avec une augmentation mesurable des comportements prosociaux en ligne.
Développer la résilience numérique
Au-delà de la prévention du harcèlement, nous devons équiper les individus, particulièrement les jeunes, de compétences de résilience spécifiques à l’environnement numérique:
Compétences psychosociales numériques:
- Gestion des émotions face aux provocations en ligne.
- Affirmation de soi respectueuse dans les espaces numériques.
- Capacité à demander de l’aide efficacement.
Littératie médiatique critique:
- Évaluation des sources et contextes informationnels.
- Compréhension des mécanismes algorithmiques.
- Conscience des stratégies de manipulation en ligne.
Pratiques numériques équilibrées:
- Développement d’une relation saine aux technologies.
- Capacité à se déconnecter et à diversifier ses activités.
- Construction d’une identité numérique réfléchie.
Le programme belge « Citoyens Numériques » illustre l’efficacité d’une approche intégrée. Déployé dans toute la Wallonie depuis 2021, il associe ateliers pratiques, discussions éthiques et création de projets collaboratifs. Les évaluations montrent une réduction de 37% des comportements à risque en ligne chez les participants.
Nous devons cependant reconnaître, comme le souligne la chercheuse Marie Quartier, que « la résilience individuelle ne peut être la seule réponse à un problème structurel« . L’accent mis sur la résilience ne doit pas déresponsabiliser les plateformes et institutions qui façonnent nos environnements numériques.
Responsabilité des plateformes et design éthique
Les architectures numériques ne sont pas neutres; elles façonnent profondément nos comportements en ligne. Une approche préventive efficace doit donc impliquer les concepteurs de ces espaces.
Le concept de « design éthique » gagne du terrain en Europe francophone, notamment grâce aux travaux pionniers du Laboratoire d’Éthique Numérique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Cette approche prône la conception d’interfaces qui:
- Favorisent les interactions respectueuses plutôt que conflictuelles.
- Offrent un contrôle réel et intuitif sur sa vie privée.
- Limitent les mécanismes d’amplification des contenus toxiques.
- Intègrent des systèmes de modération efficaces et transparents.
En France, la « Charte de l’Éthique Numérique » adoptée en 2023 par plusieurs grandes entreprises technologiques représente une avancée prometteuse, bien qu’encore insuffisante. Cette initiative impose des évaluations d’impact psychosocial avant le déploiement de nouvelles fonctionnalités et exige la mise en place de mécanismes de signalement accessibles.
Comme l’observe justement le sociologue Michel Wieviorka: « Nous avons trop longtemps considéré les plateformes comme de simples canaux neutres, alors qu’elles sont de véritables architectures sociales qui induisent certains comportements et en découragent d’autres. » Notre approche préventive doit intégrer cette dimension structurelle.

La controverse actuelle: intelligence artificielle et cyberharcèlement
Aucune analyse contemporaine du cyberharcèlement ne serait complète sans aborder la révolution en cours dans le domaine de l’intelligence artificielle générative. Cette évolution technologique transforme profondément le paysage du cyberharcèlement, soulevant des questions inédites et des débats passionnés.
L’IA comme amplificateur du cyberharcèlement
Les systèmes d’IA générative, désormais largement accessibles, peuvent être détournés pour intensifier le cyberharcèlement de plusieurs façons:
- Génération de contenu harassant à grande échelle: Automatisation de messages personnalisés et malveillants.
- Création de deepfakes compromettants: Synthèse d’images ou vidéos falsifiées à caractère humiliant ou sexuel.
- Usurpation d’identité sophistiquée: Imitation du style d’écriture ou de la voix de la victime.
- Manipulation des perceptions: Création de fausses preuves pour isoler la victime.
L’affaire « VoiceClone » à Paris en 2024, où un lycéen a utilisé un modèle d’IA pour générer de faux messages vocaux compromettants attribués à une camarade, illustre ce nouveau paradigme inquiétant.
L’IA comme outil de prévention et de défense
Paradoxalement, ces mêmes technologies offrent également des opportunités inédites pour lutter contre le cyberharcèlement:
- Détection précoce des patterns de harcèlement: Identification automatisée des signaux faibles.
- Modération de contenu à grande échelle: Filtrage des contenus toxiques avant leur diffusion.
- Assistance personnalisée aux victimes: Chatbots de soutien et d’orientation.
- Outils de vérification d’authenticité: Technologies permettant de détecter les deepfakes.
Le projet franco-belge « IA Bouclier », déployé expérimentalement dans 15 établissements scolaires depuis 2023, illustre ce potentiel: son système de détection précoce a permis d’identifier et d’interrompre 74% des situations de cyberharcèlement dès leurs premières manifestations.
Un débat éthique complexe
Cette dualité de l’IA génère des positions contrastées parmi les experts:
Position techno-optimiste: Représentée par la Dr. Claire Wardle (Université de Montréal), cette approche considère que « seule l’IA peut répondre aux défis d’échelle posés par l’IA » et prône un développement accéléré des outils de défense automatisés.
Position techno-critique: Défendue notamment par le philosophe Bernard Stiegler avant son décès, cette perspective souligne que « l’automatisation de la modération est aussi l’automatisation de la censure » et s’inquiète des risques pour les libertés fondamentales.
Approche médiane: Portée par le collectif « Éthique & Numérique », cette position pragmatique plaide pour des « systèmes hybrides » où l’IA assiste les humains sans les remplacer dans les décisions éthiquement complexes.
Notre position, en tant que chercheurs et praticiens engagés, s’inscrit dans cette troisième voie. Nous soutenons le développement d’outils d’IA éthiques pour lutter contre le cyberharcèlement, tout en reconnaissant que ces technologies doivent rester sous supervision humaine et être soumises à une gouvernance démocratique.
Comme l’exprime éloquemment la sociologue Dominique Cardon: « L’enjeu n’est pas de choisir entre technologie et humanisme, mais de concevoir des technologies qui amplifient notre humanité plutôt que de l’éroder. »
Conclusion: vers une écologie relationnelle numérique
Au terme de cette exploration approfondie de la psychologie du cyberharcèlement, plusieurs conclusions s’imposent, ainsi que des perspectives d’avenir qui méritent notre attention collective.
Le cyberharcèlement n’est pas simplement une transposition des dynamiques de harcèlement traditionnelles dans l’espace numérique. Il constitue un phénomène distinct, avec ses propres mécanismes psychologiques, amplifié par les caractéristiques spécifiques des environnements numériques: permanence, ubiquité, viralité, anonymat et distanciation émotionnelle.
Les recherches récentes nous ont permis de mieux comprendre tant la souffrance des victimes que les motivations complexes des harceleurs. Cette compréhension nuancée est essentielle pour développer des interventions efficaces et des stratégies de prévention adaptées.
Synthèse des points clés
- Le cyberharcèlement produit des impacts psychologiques réels et profonds, activant les mêmes circuits neuronaux que la douleur physique.
- Les profils psychologiques des cyberharceleurs sont divers, allant du dominant-agressif au simple suiveur.
- Les mécanismes de déshinibition numérique expliquent comment des personnes ordinaires peuvent adopter des comportements malveillants en ligne.
- L’écosystème du cyberharcèlement implique de multiples acteurs au-delà du duo harceleur-victime.
- Les interventions efficaces combinent sécurisation numérique, soutien psychologique et approches systémiques.
- La prévention doit s’appuyer sur l’éducation à l’empathie numérique et le développement de la résilience.
- Les technologies d’IA présentent à la fois des risques d’amplification et des opportunités de prévention.
Vers une vision transformative
Au-delà des approches réactives, nous plaidons pour une véritable transformation de notre rapport au numérique. Ce que nous appelons une « écologie relationnelle numérique » implique de:
- Repenser nos espaces numériques comme des environnements relationnels plutôt que de simples outils.
- Valoriser la qualité plutôt que la quantité des interactions en ligne.
- Intégrer l’éthique du care dans la conception même des technologies.
- Développer une citoyenneté numérique consciente et engagée.
Cette vision ne relève pas de l’utopie technologique. Des initiatives concrètes émergent déjà à travers l’espace francophone européen et canadien: les « Fabriques du Numérique Éthique » en France, le programme « Citoyenneté Numérique 360° » en Belgique, ou encore l’approche « Tech for Good » portée par le Québec.
Un appel à l’action collective
Face à l’ampleur du phénomène, aucun acteur isolé ne peut prétendre résoudre seul le problème du cyberharcèlement. C’est pourquoi nous appelons à une mobilisation coordonnée:
Pour les professionnels de la santé mentale: Formez-vous aux spécificités du trauma numérique et intégrez cette dimension dans vos pratiques. Les outils traditionnels restent pertinents, mais doivent être adaptés aux réalités contemporaines.
Pour les parents et éducateurs: Au-delà des simples règles d’usage, engagez un dialogue authentique sur l’expérience numérique des jeunes. Votre rôle n’est pas tant de contrôler que d’accompagner vers l’autonomie numérique.
Pour les décideurs et concepteurs technologiques: Intégrez systématiquement les considérations de bien-être psychologique dans la conception des espaces numériques. L’architecture virtuelle façonne les comportements aussi puissamment que l’architecture physique.
Pour chacun d’entre nous: Souvenons-nous que derrière chaque profil, chaque avatar, chaque pseudonyme se trouve un être humain vulnérable et complexe. Cette conscience est le fondement d’une éthique relationnelle numérique.
Comme le soulignait poétiquement la philosophe Cynthia Fleury: « Le numérique n’est pas un autre monde, c’est notre monde qui devient autre. » À nous de façonner collectivement cette transformation pour qu’elle amplifie notre humanité plutôt que de la diminuer.

Références bibliographiques
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